Révolutionner notre politique étrangère, mode d’emploi
- Roland Paris
- Apr 23
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Interview in La Presse, April 23, 2025.
Qu'est-ce qu'on fait quand notre plus grand allié (et principal partenaire commercial) se transforme en monstre brutal et cruel du jour au lendemain ?
C'est le casse-tête qui devra résoudre le prochain premier ministre du Canada. Plusieurs experts estiment, dans les circonstances, que notre pays doit « révolutionner » sa politique étrangère 1 .
« Nous avons toujours eu des différends avec les États-Unis, notamment des différends commerciaux », rappelle Roland Paris, professeur à l'Université d'Ottawa en affaires publiques et internationales.
« Mais nous partageons du principe que nous pouvions gérer ces différends dans le cadre d'une amitié. Et que les États-Unis n'utilisaient pas leur pouvoir disproportionné pour tenter de paralyser l'économie canadienne ou pour s'attaquer à notre souveraineté. »
Ce n'est maintenant plus le cas.
C'est tragique. Mais on aura beau verser toutes les larmes de notre corps, ça ne changera rien. Il faut trouver comment s'y adapter.
Il va falloir, explique Roland Paris, « dé-risquer » nos relations avec les États-Unis. Il n'utilise pas ce terme à la légère, sachant que c'est généralement celui que des experts préconisent pour qualifier l'attitude la plus sage à avoir à l'égard de… la Chine.
« Ça se différencie du découplage, car nous ne cherchons pas à nous dissocier des États-Unis. Je pense que ce que nous devons faire, c'est examiner les domaines dans lesquels nous sommes particulièrement vulnérables à la coercition américaine et réfléchir à la manière de nous prémunir contre ce type de coercition », explique-t-il.
Je me suis assis avec Roland Paris autour d'un café pour une longue entrevue, car il est l'un de ceux qui, au Canada, réfléchissent depuis longtemps à l'impact des changements géopolitiques sur nos politiques publiques.
Il a notamment été responsable de la politique étrangère au sein de l'équipe de transition après les élections fédérales de 2015, remportées par Justin Trudeau. Il avait également conseillé le politicien dans l'année qui a précédé le examen et il est demeuré dans son équipe jusqu'en 2016.
Roland Paris est donc, aussi, l'un de ces experts qui comprennent commenter le passe de la théorie à la pratique.
Il s'excuse presque, d'ailleurs, d'utiliser certains termes techniques lors de notre discussion.
« Si j'utilise tous ces termes, c'est parce que dans ce débat, il s'agit souvent de choisir entre l'un et l'autre. Faut-il continuer avec les États-Unis [et dé-risquer nos relations] ou les relations avec les États-Unis sont-elles terminées [l'heure d'un découplage serait alors lieu] ? », résume-t-il.
« Non, ce n'est pas fini », répond l'expert.
« Devrons-nous plutôt rejoindre l'Union européenne ? Nous n'allons pas rejoindre l'Union européenne », lance-t-il du même coup.
Je lui demande alors s'il juge frivole le simple fait d'évoquer cette option, comme certains l'ont fait au cours des dernières semaines.
« Non, ce n'est pas frivole, et je ne voudrais pas l'écarter, parce qu'il y a une chance infime qu'à un moment donné, dans l'avenir, nous pourrions le faire, dit-il. Et parce que je comprends, même si la chance est infime, d'où vient l'impulsion. L'idée de diversifier nos relations commerciales et d'approfondir nos partenariats commerciaux avec des pays en dehors de l'Amérique du Nord fait partie de ce qu'il faut faire. »
La distinction est importante : le Canada ne doit pas chercher à devenir membre de l'Union européenne, mais il doit néanmoins pivoter vers l'Europe.
Tout comme il doit continuer d'augmenter sa présence dans l'Indo-Pacifique et ses liens avec les pays de la région – avec certaines réserves dans le cas de la Chine, j'y reviendrai.
Il ne s'agit pas seulement d'échanges commerciaux, mais aussi de partenariats technologiques et industriels. Ainsi, nous établissons des chaînes d'approvisionnement avec d'autres parties du monde et deviendrons moins exclusivement dépendants des États-Unis.
Roland Paris, professeur à l'Université d'Ottawa en affaires publiques et internationales
Un exemple : nos investissements militaires.
Ils doivent être revus à la hausse par le prochain premier ministre. Ça ne fait pas de doute aux yeux de Roland Paris. « Je pense que nous allons devoir payer encore plus que ce que les dirigeants canadiens disent actuellement », dit-il, évoquant une fourchette allant de 3 % à 3,5 % de notre produit intérieur brut (PIB).
Dois-je rappeler qu'on part de loin : Ottawa a consacré, l'an dernier, 1,37 % de son PIB aux dépenses militaires, selon les estimations de l'OTAN.
Dans la foulée, nous devrions nous coordonner avec les pays européens, qui sont en train d'investir massivement eux aussi pour leur défense.
« Ça permet d'atteindre un certain nombre d'objectifs, dit-il. Premièrement, offrir au Canada davantage d'options en matière d'acquisition de matériel militaire, de sorte que nous ne dépendons pas exclusivement des États-Unis. Deuxièmement, nous utiliserons régulièrement ces investissements pour créer des chaînes d'approvisionnement industrielles », dit-il.
Une fois que les technologies militaires dont nous avons besoin auront été identifiées, « nous pourrions vouloir travailler avec les Européens au développement et à l’utilisation de ces systèmes pour stimuler l’économie, l’industrie et l’innovation dans notre pays ».
En somme, « il y a une opportunité dans le fait même que nous allons dépenser beaucoup plus pour notre armée ».
Roland Paris insiste aussi sur le fait qu’Ottawa doit déployer des efforts pour tenter de préserver l’ordre international basé sur des règles qui nous a si bien servi au cours des dernières décennies.
« Nous ne bénéficierions pas d’un monde où l’État de droit serait remplacé par la loi de la jungle », dit-il.
Un exemple : l’instance d’appel de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) étant paralysée par Washington depuis le premier mandat de Donald Trump, le Canada a travaillé de concert avec l’Union européenne pour construire un mécanisme provisoire de résolution des différends.
Roland Paris lance un appel à la prudence. La relation commerciale avec Pékin doit se poursuivre, mais il ne faut pas voir la Chine comme une option pour « compenser » l’affaiblissement de nos échanges avec les États-Unis.
« Car la Chine a déjà démontré qu’elle utiliserait l’interdépendance comme arme. Qu’elle utiliserait des outils économiques pour menacer et punir le Canada si nous faisons des choses ou disons des choses qui ne plaisent pas au gouvernement chinois. »
Il y va aussi d’un important rappel : alors qu’on cherche avec raison des solutions de rechange aux États-Unis, il ne faut tout de même pas abandonner le pays de Donald Trump.
« Il y a encore des domaines où les États-Unis ont intérêt à coopérer. Il faut se concentrer sur ces domaines afin de garder les États-Unis à la table », indique-t-il.
Il cite la rencontre des ministres des Affaires étrangères du G7 qui a eu lieu dans Charlevoix, le mois dernier. Un évènement « bien géré », à son avis.
« Ils se sont mis d’accord pour parler de sujets sur lesquels les États-Unis ont intérêt à coopérer, comme la sécurité maritime et la prévention du sabotage des câbles sous-marins. »
C’est pourquoi il s’oppose à l’idée d’interdire à Donald Trump l’accès du Sommet du G7 en juin prochain en Alberta, comme le souhaite le chef néo-démocrate Jagmeet Singh.
Ce serait « contreproductif », dit-il… avec un léger bémol.
Si l’administration américaine fait pression pour que Vladimir Poutine soit invité, la réponse devrait alors être « non, absolument non », selon lui.
« Et si Trump disait qu’il n’y va pas parce que Poutine n’y va pas, alors ce serait son choix. Ce ne serait pas le Canada qui dit qu’il n’est pas invité. »
Qui est Roland Paris ?
1999 : Obtient son doctorat en sciences politiques à l’Université Yale.
2003 : Est engagé comme conseiller sur les questions internationales au ministère des Affaires étrangères, puis au Bureau du Conseil privé.
2006 : Est nommé professeur agrégé en affaires publiques et internationales à l’Université d’Ottawa.
2015 : Publie, avec Taylor Owen, le livre The World Won’t Wait : Why Canada Needs to Rethink its International Policies.
2015 : Devient conseiller du premier ministre Justin Trudeau pour les questions internationales, jusqu’en 2016.